Alors, …Charrette ? Étymologie du mot Charrette chez les architectes

ÉCOLE DES BEAUX-ARTS

Depuis 1830

Illustrations dans Bulletin de la Grande Masse de mars 1931

Charrette nf (sens architecture)
Activité intense de travail précédant le rendu d’une tâche, activité elle-même intégrée dans une période de temps limitée.

Être charrette (par extension)
Se dit d’une personne écrasée de travail pressé.

Dans le vocabulaire courant, le mot « charrette » ou encore l’expression « être charrette » sont aujourd’hui fréquemment employés par Monsieur et Madame Tout-le-Monde.
Toutefois beaucoup ignorent, même parmi les architectes, l’origine de ces termes que l’on peut situer après 1830, date de l’installation effective de l’École des Beaux-Arts1 au 14 Rue Bonaparte.

Concernant la section d’Architecture de l’École des Beaux-Arts, il y a lieu de distinguer deux catégories d’ateliers : les ateliers dits « officiels ou intérieurs » et les ateliers dits « libres ou extérieurs » :

  • Pour la première catégorie, les ateliers officiels créés par le décret Impérial de 1863, ils sont situés au sein même de l’École, le chef d’atelier (ou Patron) est nommé et est rémunéré par l’Etat. Ces ateliers sont dispensés de toutes charges financières afférentes à la deuxième catégorie d’atelier.
  • Pour la deuxième catégorie, les ateliers libres, d’existence beaucoup plus ancienne (fin XVIIIème siècle), ils sont souvent situés à proximité de la « Maison Mère ». Ce sont les élèves qui opèrent le choix du chef d’atelier (ou Patron). Ceux-ci sont dûment reçus et officiellement inscrits à l’École mais doivent, malgré toutes les apparences de titre à la gratuité, payer de leurs propres deniers la location, l’entretien, l’éclairage, le chauffage, l’assurance de leur atelier et le paiement (normalement) de leur enseignant.

Les élèves architectes de ces deux catégories d’ateliers sont tous affiliés pédagogiquement à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts ; ils y suivent les mêmes cours théoriques et participent aux mêmes rendus de projets ou concours dont le jugement est effectué par un jury réuni à huis clos dans la salle Melpomène (la « Melpo ») située à l’intérieur de l’École.

Ainsi le jour du rendu, immuablement fixé le vendredi entre 10h30 et 12h00, dernier carat, les élèves des ateliers extérieurs apportaient à l’École leurs projets de grandes dimensions collés sur des châssis (ou panais) dans de petites voitures à bras, les charrettes, tirées et poussées par les nouveaux (ou « nouvôs ») de l’atelier. Ces charrettes qui servaient habituellement pour des livraisons de bois et de charbon étaient louées dans la matinée chez le Bougnat généralement le plus proche de l’atelier.

Depuis les ateliers, c’est au galop que les nouveaux dans les rues braillant « Charrette au cul ! » acheminaient ainsi les charrettes, passaient la grille d’entrée du 14 Rue Bonaparte et finissaient devant l’arcade située entre le musée des Moulages de la Renaissance et la salle Ingres qui conduit à la cour du Mûrier. A cet endroit-là, les châssis étaient déchargés et emportés à bras jusque devant la porte d’entrée de la salle Melpomène où attendait le gardien de service chargé de vérifier que le projet était au complet puis, si tel était le cas, le projet était enregistré à l’intérieur de la salle par le surveillant chef des architectes.

Arrivée d'une charrette depuis la rue Bonaparte. Photographie publiée dans "La Gazette de Saint-Germain des Prés" de septembre 1965
Dessin de François CAIRE (10/06/1929 - 26/03/2020) de l'atelier libre d’Architecture LODS / Source Bulletin de la Grande Masse de 1954.
Dessin de Louis NOVIANT (1919-2002) de l'atelier libre d’architecture GROMORT-ARRETCHE / Source Bulletin de la Grande Masse "Melpo 2" de 1948
Gravure d’Alexis LEMAISTRE (1852 - 1932) de l'atelier officiel de Peinture BONNAT / Source Alexis LEMAISTRE, "L’École des Beaux-Arts dessinée et racontée par un élève". Paris / Librairie Firmin-Didot 1889
Arrivée d’une charrette à l'intérieur de l’École des Beaux-Arts, Cour Bonaparte. Photographie publiée dans "La Gazette de Saint-Germain des Prés" de septembre 1965
Déchargement des châssis de la charrette, dans l'École, Cour Bonaparte / Source "L'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts". Livre édité par la Grande Masse le 15 juillet 1937
1964
Enregistrement des projets aux pieds de la statue de Melpomène / Gravure d’Alexis LEMAISTRE de l'atelier officiel de Peinture BONNAT / Source Alexis LEMAISTRE, "L’École des Beaux-Arts dessinée et racontée par un élève". Paris / Librairie Firmin-Didot 1889
Enregistrement des projets auprès du surveillant chef / Source "L'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts". Livre édité par la Grande Masse le 15 juillet 1937
Bulletin de la Grande Masse du 16 novembre 1939 destiné aux élèves mobilisés. Couverture représentant le dessin d’un fantassin se reposant et songeant à l’École des Beaux-Arts, ses charrettes et son Bal des Quat’Z’Arts

Il est a noté qu’à cette période-là, le siège de la Grande Masse ne se trouve plus au 1 rue Jacques Callot mais à l’École des Beaux-Arts, côté 17 quai Malaquais. L’explication est donnée dans le bulletin par Albert RÉMY (1915 – 1967, atelier officiel de Peinture SABATTÉ), Grand Massier des peintres et directeur par intérim du bulletin :

« Mais il faut que je vous éclaire (de lune) sur les raisons de ce changement d’adresse. Notre cher Directeur, M. LANDOWSKI, devant l’inconfort que représentaient les bureaux de la Grande Masse, privés de leur chauffage, nous a offert avec la bonté et la sollicitude qui lui est coutumière, de transporter la Grande Masse dans l’atelier de femmes sculpteurs, à l’École même. Et là un grand poêle à la flamme pétillante nous réchauffe et les doigts et le cœur .»

Exposition des projets des élèves architectes dans la Melpomène. Photographie de Jean CHEVALIER-MARESCQ (04/03/1915 - 04/11/1998) atelier libre d’Architecture DEBAT-PONSAN / Source "L'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts". Livre édité par la Grande Masse le 15 juillet 1937

Les projets arrivaient la plupart du temps toujours pressés, à la limite de l’horaire à ne pas dépasser, et c’est ainsi que les élèves ont adopté le mot pour désigner le branle-bas du rendu ; la charrette constituant la dernière phase d’un projet achevé après une nuit entière de labeur sans sommeil.
Si la « charrette », dans le sens où elle correspond à la dernière ligne droite de travail, est éprouvante physiquement, il demeure qu’elle constitue un formidable moment de cohésion entre les différents élèves d’un même atelier.

Avec 1968 et la disparition de la section d’Architecture à l’École des Beaux-Arts2, le rituel des projets amenés en charrette à l’École des Beaux-Arts prendra fin.

Et après…, qu’en est-il des charrettes de rendu alors que successivement le rapidographe et enfin l’ordinateur ont remplacé le tire-ligne et le graphos ?

Certaines U.P.A. (puis après, par filiation, certaines Écoles d’Architecture), conservant un enseignement considéré « traditionnaliste » et continuant ainsi à axer les études d’Architecture sur le principe du projet en atelier et sur la confrontation des corrections entre élèves, fait encore qu’aujourd’hui la charrette est toujours redoutée, mais paradoxalement appréciée, est toujours d’actualité dans la vie de quelques étudiants en Architecture.

1990 Équipe d’étudiants de l’atelier MAROT, École d’Architecture de Paris-la-Seine, prêts à affronter une charrette de nuit de « Projet Long » qui les attend ! (sujet du Projet Long : Le logement social) / Source collection part. CS

Notes et références

  1. Jusqu’en 1968, l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts est divisée en trois sections, à savoir, Peinture, Sculpture et Architecture.
    A la section de Peinture se rattachent la Gravure en taille-douce, la Gravure à l’eau-forte, la Gravure sur bois et la Lithographie. A la section de Sculpture, se rattache la Gravure en médailles et en pierres fines
  2. Le décret du 6 décembre 1968 initié par André MALRAUX, Ministre des Affaires culturelles, sépare la section Architecture de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts (E.N.S.B.A.), procède à l’éclatement de celle-ci en fondant les Unités Pédagogiques d’Architecture (U.P.A.) – 13 en Province, 5 [puis 6 en janvier 1969, puis 8 fin juillet 1969 et enfin 9 en octobre 1975] à PARIS.
    Ces Unités Pédagogiques fonctionnent comme des écoles, autonomes les unes vis-à-vis des autres.
    Par la suite, les Unités Pédagogiques d’Architecture (U.P.A.) prendront le nom en 1986 d’École d’Architecture (E.A.) puis, enfin en 2005, le nom d’École Nationale Supérieure d’Architecture (E.N.S.A.)